Les anchois en période de reproduction agitent la mer autant qu'une grosse tempête – et c'est également bon pour l'environnement
Pourquoi les océanographes se préoccuperaient-ils de la sexualité des anchois ? Nous le faisons parce que ces petits poissons peuvent contribuer à mélanger les différentes couches de l’océan lorsqu’ils s’accouplent. Cela permet de faire circuler les nutriments, l’oxygène et les gaz à effet de serre dans les différentes couches de l’océan, préservant ainsi l’écosystème.
Le mélange vertical des couches océaniques nécessite de l'énergie. La majeure partie de cette énergie est fournie par les vents et les marées. Cependant, des recherches menées en 1966 ont révélé une inadéquation entre l'énergie nécessaire au mélange et l'énergie fournie par les sources disponibles.
Cela a soulevé une question intrigante : les animaux nageurs tels que les poissons et les crustacés peuvent-ils combler le déficit énergétique et contribuer au mélange des océans ?
Après des décennies de preuves contradictoires et extrêmement rares, la communauté océanographique a failli se prononcer sur le sujet en 2019. Une étude menée par un chercheur américain appelé Eric Kunze a conclu que le mélange biologique est extrêmement improbable.
La raison de cette conclusion est simple. Les nageurs marins créent des tourbillons turbulents lorsqu'ils se déplacent, mais ces tourbillons sont trop petits pour provoquer un mélange vertical substantiel. Les tourbillons émis par les nageurs marins sont si petits qu'ils sont plutôt dissipés sous forme de chaleur en raison de la friction entre les molécules d'eau.
Mais dans une étude publiée en 2022, mes collègues et moi-même avons remis en question cette conclusion. Nos résultats montrent que le brassage biologique peut se produire dans certaines circonstances.
Une observation surprenante
En juillet 2018, notre équipe a quitté la côte de Galice, dans le nord-ouest de l'Espagne, pour tenter de comprendre si les variations des conditions de mélange océanique étaient responsables de la fréquence des proliférations d'algues nuisibles qui menacent l'industrie florissante de l'aquaculture de moules de la région. Nous avons mesuré la turbulence de l'eau ainsi que divers indicateurs écologiques toutes les 30 minutes pendant 15 jours consécutifs.
Nous avons surveillé la turbulence en mesurant les fluctuations de la vitesse et de la température de l’eau à de très petites échelles. Ces fluctuations sont une indication de l’intensité des mouvements turbulents et du mélange, respectivement. À notre grande surprise, nous avons détecté des niveaux de turbulence extrêmement élevés chaque nuit, à un niveau similaire à celui causé par une tempête majeure.
Mais au moment de notre étude, le temps était calme et les marées faibles. Que se passait-il donc ? La clé pour résoudre ce mystère est venue de l'observation occasionnelle des écrans du laboratoire à bord de notre navire de recherche. Ces écrans affichent les signaux de l'échosondeur du navire, un instrument conçu pour détecter la présence de poissons.
Au début, personne n’y prêtait vraiment attention, car nous ne nous intéressions pas – en principe – aux poissons. Mais les mesures acoustiques ont révélé des signaux d’écho très forts qui coïncidaient avec nos mesures de fortes turbulences nocturnes. Cela suggérait que les fortes turbulences nocturnes étaient liées à la présence de poissons.
La solution évidente était de capturer les poissons. Nous avons utilisé des petits filets en forme de bongo conçus pour capturer les algues microscopiques.
Ce que nous avons trouvé dans les filets nous a surpris : ils étaient remplis de milliers et de milliers de minuscules œufs de poissons, probablement ceux d'anchois européens.
La boucle était bouclée, le mystère résolu. Des centaines d'anchois se rassemblaient chaque nuit autour de notre station d'échantillonnage pour s'accoupler et fertiliser leurs œufs. Dans leur frénésie nocturne, ils créaient les fortes turbulences que nous avons mesurées.
La controverse sur le « biomixage » refait surface
Cependant, une question importante restait sans réponse : les mouvements légers mais énergiques de l'eau créés par les poissons libidineux étaient-ils capables de mélanger les différentes couches de l'océan ?
Pour répondre à cette question, nous avons examiné les signaux de température à l’échelle millimétrique de notre profileur de turbulence. Nous avons découvert que les fluctuations de température à petite échelle étaient plus de dix fois plus importantes pendant la nuit, lorsque les anchois étaient présents, que pendant la journée. Un mélange biologique se produisait bel et bien sous nos pieds.
Nous pensons que l’explication de notre découverte unique est liée à un aspect fondamental de la physique de la turbulence plutôt qu’aux préférences sexuelles des anchois.
La colonne d’eau de notre région d’étude présente des variations verticales très marquées des propriétés de l’eau, appelées « stratification verticale ». Les couches d’eau présentant des propriétés différentes sont donc relativement « fines », ce qui signifie que les mouvements à petite échelle créés par les poissons peuvent les mélanger. Cela contraste avec les études précédentes qui ont été menées dans des régions océaniques plus ouvertes où la stratification est généralement plus faible.
Notre observation fortuite a confirmé la conjecture de longue date selon laquelle le mélange des océans est d'origine biologique. Cependant, notre découverte reste une observation isolée.
Il reste encore beaucoup à faire pour évaluer l’importance du brassage biologique pour l’écosystème local. Mais une chose est sûre : la controverse sur le brassage biologique durera bien plus longtemps que ce à quoi on s’attendait il y a quelques années.
Bieito Fernandez Castro, Maître de conférences en océanographie physique, Université de Southampton